En fait c'est sur Médiapart que j'ai vu l'article qui m'a amené sur le bouquin puis la vidéo...
Ah, dommage que je ne puisse continuer l'abonnement à Médiapart, c'est comme ça.
http://www.mediapart.fr/print/105567
Sarkozy l'Innommable devenu
30 Décembre 2010
par Antoine Perraud
Les temps sont à l'indignation, sœur de la résistance: «Créer, c'est
résister. Résister, c'est créer.» Ainsi parle ou écrit Stéphane Hessel, dans
le droit fil du programme du Conseil national de la Résistance (CNR),
adopté dans la clandestinité le 15 mars 1944.
Après bientôt quatre ans d'une présidence Sarkozy ayant échauffé les
esprits, l'indignation peut-elle encore laisser toute sa place à l'ironie, qui
suppose une prétendue soumission à l'ordre des choses, une
compréhension surjouée de la raison d'État et de son cortège d'injustices,
un acquiescement badin à tout ce qui nous scandalise?
Simuler l'ignorance, s'interroger naïvement, pousser jusqu'au bout mais
avec légèreté les plus affreuses logiques à l'œuvre, voilà ce qu'avait réussi
Jonathan Swift (1667-1745) par la grâce de sa Modeste proposition pour
empêcher les enfants des pauvres dʼêtre à la charge de leurs parents ou
de leur pays et pour les rendre utiles au public (1729). Dans ce pamphlet
inégalé, Swift suggérait de consommer la chair des nourrissons pour
enrayer la surpopulation et les disettes affligeant l'Irlande. Il se livrait à
des extrapolations dignes d'un technocrate du XXe siècle: «En supposant
qu'un millier de familles de cette ville achèteraient régulièrement de la
viande d'enfant, indépendamment de ce qui s'en consommerait dans les
parties de plaisir, particulièrement aux noces et baptêmes, je calcule que
Dublin en prendrait environ vingt mille par an, et le reste du royaume (où
probablement il se vendrait un peu meilleur marché), les quatre-vingt
mille autres.»
Huit ans plus tôt, en France, le baron de Montesquieu (1688-1755) avait
allumé les Lumières en publiant, hors des frontières, ses Lettres persanes
(1721), pourchassées dans le royaume. La langue utilisée se fit l'écrin
même de l'ironie: «Je trouve, Ibben, la providence admirable dans la
manière dont elle a distribué les richesses: si elle ne les avait accordées
qu'aux gens de bien, on ne les aurait pas assez distinguées de la vertu, et
on n'en aurait plus senti tout le néant. Mais quand on examine qui sont les
gens qui en sont les plus chargés, à force de mépriser les riches, on en
vient enfin à mépriser les richesses.»
Ou encore: «Que les législateurs ordinaires nous proposent des lois pour
régler les sociétés des hommes; des lois aussi sujettes au changement que
l'esprit de ceux qui les proposent et des peuples qui les observent: ceux-ci
ne nous parlent que de lois générales, immuables, éternelles, qui
s'observent sans aucune exception, avec un ordre, une régularité, et une
promptitude infinie, dans l'immensité des espaces.»
Se hissant jusqu'en un tel sillage, Crise au Sarkozistan, (avec une préface)
de Daniel Schneidermann, s'ouvre sur un chapitre en forme de coup de
chapeau à Montesquieu: «Des lois et de leur contournement.» L'écriture
est talentueuse: «Dans tous les Palais de Justice du Sarkozistan trône une
effigie: une déesse aux yeux bandés, qui figure la Justice. Dans la
mythologie locale, la Justice est aveugle. Elle traite le riche comme le
pauvre, l'ouvrier au salaire minimum comme le patron aux stock-options,
le gamin des ghettos comme le policier.» Toutefois, la phrase suivant
sonne le glas de l'ironie, jetée aux oubliettes par l'indignation: «C'est
évidemment une farce.»
Le Sarkozistan se voit stigmatisé plutôt que faussement loué. Jean-Pierre
Elkabbach n'est pas appréhendé tel un loukoum mais comme un sac de
noix: «Ses interviews sont truquées. Ainsi, se glorifiant de recevoir "pour
la première fois" le dirigeant d'une grande banque délinquante,
responsable d'une grave crise financière, Elkabbach s'est-il rendu, une
fois de plus, ridicule : ayant manifestement disposé des questions à
l'avance, l'invité lisait laborieusement ses réponses (ce que montraient les
caméras installées dans le studio, à la grande joie des internautes).»
L'ironie eût consisté à priser le dispositif enchanteur du vétéran des
ondes, capable de transformer un banquier en Vladimir Nabokov
dissimulant ses notes chez Bernard Pivot le 30 mai 1975. L'ironie eût
commandé de s'offusquer plus que de raison des caméras scélérates ayant
dévoilé le stratagème, pour la plus grande cruauté moutonnière des
troupeaux d'internautes...
Crise au Sarkozistan se pose en pastiche d'une œuvre d'Ancien Régime,
mais s'inscrit en signe des temps actuels. Il porte l'empreinte des
mutations techniques, économiques et industrielles en cours, puisqu'il a
refusé de passer sous les lourdes et lentes fourches caudines de l'édition
officielle, pour aller se faire publier ailleurs, en ligne, sur le site
lepublieur.com, qui a déjà écoulé 18.000 exemplaires de ce libelle aux
quatorze chapitres vengeurs.
À l'heure où brame le Mélenchon
Crise au Sarkozistan se repaît de l'échec du politique et, à défaut de
changer le monde, entend changer notre regard sur le monde. Comme la
littérature. Mais le journalisme reprend ici ses droits: on attendait
Montesquieu et on débouche sur la grande colère du Père Duchesne dans
la ligné des hébertistes, ou bien sur les fureurs civiques du Captain Cap
auquel Alphonse Allais faisait dire, cent ans plus tard, lors des législatives
de 1893: «Après vingt ans de mer et de Far-West, lorsque je remis le pied
sur le cher sol natal, qu'y trouvai-je? Mensonge, calomnie, hypocrisie,
malversation, trahison, népotisme, concussion, fraude et nullité.»
Crise au Sarkozistan marque peut-être l'impossibilité de se hausser
jusqu'au caprice littéraire, alors que grondent les révoltes, que craquent
les privilèges, que s'écroule un système. Comme si, à l'heure où brame le
Mélenchon, nous ne saurions nous égarer en d'inutiles exercices de style
propres aux talons rouges. Comme si les railleries se ressentaient des
méchantes manières de leur cible: la trivialité sarkozyenne tirant vers le
bas, l'ironie se fait alors terre à terre pour devenir combat. Le public y
trouve son compte et encourage en abaissant le pouce, lavé du «mélange
de connivence, d'arrogance et de crainte» caractéristique, selon
Schneidermann, du Sarkozistan.
À l'ironie dégradée de ce samizdat du post-capitalisme né hors des
sentiers battus de l'édition, répond l'ironie débridée de Patrick Rambaud
(de l'académie Goncourt), dans sa Quatrième chronique du règne de
Nicolas Ier, couvée par la très officielle maison Grasset. Paradoxe: le ton
normatif vient des catacombes, le style désarçonnant tombe d'une maison
ayant pignon sur rue du VIe arrondissement de Paris...
Là aussi, il y a cependant méprise littéraire. Le duc de Saint-Simon
(1675-1755), même si sa phrase s'ébroue en liberté, sent son grand
seigneur du Grand Siècle. Son écriture n'a pas la conscience historique
de ces sismographes des Lumières que furent ses contemporains,
Montesquieu et Swift. Or c'est vers ce dernier que Rambaud tire le duc,
comme il ne s'en cache pas (p. 163), au sujet des enregistrements pirates
de l'affaire Bettencourt: «Les riches prennent des valets pour des meubles
et ils ont tort. Il faut relire les Instructions aux domestiques que M. Swift
commença à écrire en 1731 mais qui demeurent vivantes.»
D'où le plaisir, déjà souligné dans ces colonnes électroniques, de lire
chaque janvier la chronique de l'année scolaire précédente, sous la plume
de ce Saint-Simon à l'ironie sous amphétamines: «La gazette électronique
de M. de Plenel, laquelle s'intitulait Mediapart, récupéra les vingt-huit
cassettes d'enregistrement pour les distiller comme un feuilleton. Cela fit
hurler les proches de Notre Fier Monarque. Le baron Bertrand accusa des
méthodes fascistes, M. Raoult du Raincy compara avec ces gazettes de
Cuba où l'on pouvait dénoncer son voisin, le duc de Nice, M. d'Estrosi,
déclara que cela lui rappelait le comportement d'une certaine presse
d'avant sa naissance, dans les années trente, le Transfuge Besson compara
aux procès de Moscou, Mme de Morano avec son parler de rogomme
s'exclama que tout n'était que ragots et déclarations anonymes. Pourquoi
diable s'enflammaient-ils? Parce que leur système s'effondrait; les liens
étroits entre la grosse galette et le Parti impérial sortaient au jour. On y
rencontrait dans les conversations piratées des noms de gens qui
aideraient à étouffer l'affaire parce que la Grande Duchesse finançait
depuis longtemps Notre Vorace Monarque.»
Entre le brocard de Daniel Schneidermann, qui sourit comme Caton le
Censeur, et le brûlot de Patrick Rambaud, qui se formalise avec des
accents moliéresques, pendouille la clef de voûte avilie de nos institutions:
l'actuel président de la Ve République, jamais nommé dans l'un comme
dans l'autre livre.
Comme si Nicolas Sarkozy, tel un Yahvé cul par-dessus tête, un Très Haut
devenu Très Bas, voyait son nom tenu pour imprononçable afin d'exprimer
l'infinie petitesse d'un homme politique absolument fichu... sauf en cas
d'élections!
Crise au Sarkozistan, préface de Daniel Schneidermann
(www.lepublieur.com, 94 p., 10€).
Quatrième chronique du règne de Nicolas Ier de Patrick Rambaud
(Grasset, 178 p., 14€), en librairie le 5 janvier.
Voir également sous l'onglet «Prolonger».
Lire Aussi
Signé Furax Rambaud
Culture-Idées
Daniel Schneidermann
Nicolas Sarkozy
Patrick Rambaud